• Comment se fait-il que vous parliez notre langue, demanda-t-il ?
• Je sui Anglais, répondit Monsieur Stevens, mis en confiance. Il savait maintenant qu’il avait à faire à de vrais Américains.
• Nous avons des blessés et des prisonniers, votre château a été choisi pour être transformé en hôpital de première urgence, précisa le commandant, lui-même gravement atteint à la cuisse.
Monsieur Stevens lui amena une chaise qu’il installa dans le hall. De là il distribua ses ordres. L’endroit avait été affecté au 551st Parachute Infantry Battalion et un premier parachutage avait eu lieu dans la nuit. La cave étant le lieu le plus sûr, il y installa la radio et conseilla à la famille de s’y réfugier. Dans la salle à manger furent déposés les blessés les plus graves. Les premiers planeurs avaient débarqué le personnel médical ainsi que tout le nécessaire. Les médecins Américains avaient apporté avec eux un remède miracle, introuvable en France : la pénicilline, qui permit de sauver beaucoup de vies. Quant aux ampoules de morphine, elles adoucirent l’agonie de nombreux mourants. Une salle d’opération fut dressée dans la pièce contiguë à la salle à manger.
Le premier à l’occuper fut un tout jeune prisonnier Allemand, un volontaire ukrainien de 18 ans qui perdait son sang en abondance. Malgré des soins intensifs, son cas était désespéré et le commandant lui fit donner sa propre dose de morphine ! Les autres prisonniers avaient été enfermés dans le garage. Pour les blessés plus légers, on étendit du foin dans la cour. Il faisait chaud et ils préféraient rester dehors. Les jeunes filles de la maison s’employèrent à améliorer leur confort, les aidant à se défaire de leurs équipements et leur apportant de l’eau fraîche. La nuit venue, ils réclamèrent des couvertures qui étaient arrivées par parachutes. En effet, vers 16h30, une pluie de parachutes multicolores s’étaient abattue sur la propriété : les rouges contenaient le matériel médical, les bleus l’intendance, les jaunes les munitions. Et au bout des parachutes blancs, c’était les hommes ! L’un d’eux était François Gilbert, l’un des onze sélectionnés, affecté comme guide au 551st. Il était tombé près de la voie ferrée et s’était dirigé vers Valbourgès, son lieu de rassemblement. Il s’avança au pied de la terrasse du château où se tenait Madame Stevens.
Il se présenta à elle avec retentissant :
• Bonjour, Madame.
• Vous êtes Français, s’exclama-t-elle en l’invitant à monter.
• C’est le plus beau jour de ma vie, lança, joyeux, François Gilbert en embrassant la maîtresse des lieux. Pourrais-je avoir un verre de vin de France ?
Ensemble ils remontèrent jusqu’à la maison. En chemin, François demanda si on n’avait pas vu un autre Français, son camarade Gérard Cagnignacci, avec qui il devait aller reconnaître les environs. La réponse fut négative, mais Georges, 18 ans, l’aîné des garçons, se proposa de l’accompagner. Ils partirent en direction de la gare de Sainte-Roseline où brulait un dépôt d’essence entreposé par les Allemands. Soudain François, d’n geste brusque, fit coucher Georges à côté de lui, évitant ainsi un planeur qui leur passa juste au-dessus de la tête, avant de décapiter un mûrier tout proche. François et Georges se précipitèrent pour porter secours aux occupants. Ils les avaient entendus hurler, mais il n’y avait plus rien à faire, les quatre passagers étaient morts sur le coup. À la fin de la journée, sur les 120 hectares du domaine, on pouvait dénombrer 120 planeurs enchevêtrés. Lâchés par les avions qui les traînaient à vive allure, ils venaient s’écraser dans les champs sans possibilité de freiner ou d’éviter les obstacles.
Les premiers arrivés eurent la partie belle. Ils avaient de l’espace. Pour les autres ce fut plus difficile ! Tous les objets lourds, jeeps, mortiers, lance-rockets anti-chars, etc. que contenaient les avions écrasaient les malheureux soldats. Les pilotes (ils étaient deux par planeur) restaient souvent prisonniers dans la carlingue. Dans la chute, 16 à 18 occupants trouvèrent la mort. On les avait enveloppés dans un parachute blanc et alignés contre le mur de la cour. Une plaque offerte par les rescapés du 551st, qui n’ont pas oublié, est accrochée dans la chapelle du château.
Plus tard, ils furent transférés à Draguignan vers le futur cimetière Rhone. Quatre-vingts blessés, dont une quinzaine de graves, furent soignés sur place. Ils restèrent là quatre jours. Après la libération de Draguignan, un grand et formidable hôpital de campagne fut dressé sur la route de Lorgues et put les accueillir. Longtemps après les Stevens apprirent que le commandant, évacué en fin de matinée et qui avait été si correct avec eux, avait été amputé de sa jambe. Depuis que les gars avait touché terre, ils n’avaient plus le temps de réfléchir. Tout s’enchaînait, devenait urgent. Tout comme les hôpitaux il fallait improviser des camps pour les prisonniers allemands qui se rendaient en masse. Le poulailler et le potager du Mitan se remplirent en un clin d’œil avec les 80 prisonniers arrivant des alentours à la suite du sergent Tucker, tombé par mégarde dans le proche domaine de Clastrons où ils étaient cantonnés. Un certain nombre de soldats allemands furent tués, parmi eux un grand gaillard, tout en longueur, aux bras immenses, que les enfants avaient baptisé « Cigogne ». Cigogne gisait sur le bord de la route les bras écartés. Aline, Pierrot et les autres l’avaient reconnu. Pauvre « Cigogne », il avait toujours pour les enfants un mot gentil accompagné souvent d’une friandise. Maintenant il sentait très mauvais et en passant près de lui les enfants se bouchaient le nez. Puis un jour il disparut. Quelqu’un l’avait enlevé ou peut-être enterré sur place. Avec la canicule de ce mois d’août, la puanteur était devenue telle que les corps en décomposition avaient été recouverts de terre là où ils se trouvaient. La route était jonchée de petits monticules que les chiens errants, à la recherche d’un bras ou d’une jambe à croquer, venaient déterrer avec entrain. Les autres occupants, voyant pleuvoir des parachutes de partout, avaient préféré se rendre sans combattre. Les pilotes indemnes avaient été improvisés gardiens. Cela leur permettait de récupérer, d’autant que les prisonniers ne manifestaient aucune envie de s’échapper. Le grenier où Monsieur Maille gardait précieusement son miel étant équipé de barreaux à la fenêtre fut jugé un lieu plus sûr pour un officier allemand qu’on venait d’amener au Mitan.
Isolé des autres prisonniers parqués dans le poulailler, transpirant sous le soleil de plomb, il se morfondait à l’abri, seul dans sa cellule. Il se demandait quel sort serait le sien, bien heureux d’être entre les mains des Américains plutôt qu’entre celles de la Résistance. Récupérant des voilures de parachutes pour se mettre à l’abri, du soleil notamment, les GI’s avaient installé un campement de fortune près du Mitan. Les maisons étaient réservées à l’état-major.
Bientôt le pays serait libéré. La joie éclaterait partout. Mais personne n’évoquerait le dévouement de Jean-Baptiste Ravera. Ni du côté Français, ni du côté allié, on ne semblait connaître son aventure. Pas un mot de remerciements, pas la moindre reconnaissance pour son geste. Sa qualité d’immigré italien était même un peut suspecte aux yeux de certains. Et pourtant, 19 ans après, il reçut une lettre touchant de l’ex-captain Baker, lettre accompagnant un beau diplôme. Le document, encadré d’un élégant bois noir, rappelait en quelques mots l’aide précieuse apportée par Jean-Baptiste aux Pathfinders. Le Vieil homme, devenu vannier, n’essaya pas de retenir une larme. Accroché, bien en vue dans la maison, le tableau devint relique. Ses enfants l’ont précieusement conservé. (…)